URGENCE
Performance multimédia
2024

Orchestre de haut-parleurs composé d’une radio de poche, une radio-CD, un enregistreur cassette, une enceinte bluetooth, deux hautparleurs, un lecteur DVD, photographies présentées sur écran LCD et vidéoprojecteur. Dans la salle de lecture: sélection documentaire de dix-neufs ouvrages, 2024, Paris.

Produite au cours du programme Ondes, Cité internationale des arts x Ministère des outre-mer français, 2024-2025.

Open studio curaté par la Fondation H Paris.

Urgence évoque le passage d’un cyclone informationnel, composé d’objets de seconde main, d’éléments familiers du quotidien qui deviennent des points d’émission de fragments sonores : retransmissions radio en direct, extraits de podcasts, compositions musicales et enregistrements de terrain, fixés sur des supports analogiques tels que CD et cassettes. Ces sons se mêlent à divers documents – archives, livres, images – superposant des couches d’information qui saturent l’espace.

À travers cette immersion, “Urgence” invite le public à questionner son rapport à l’attention et à la confiance: à quelles sources s’attacher dans un univers de signaux contradictoires? 

Dans ce foisonnement, la performance ouvre un espace réflexif sur la sélection de l’information et l’exigence d’un tri face à l’abondance.

L’installation Dégâts mineurs (2025), produite pour l’exposition collective de la Cité internationale des arts D’ici 60 ans : Relayer, curaté par Ana Janevski (Museum of Modern art, New York) et Nataša Petrešin-Bachelez (Cité internationale des arts, Paris), évoque l’impact causé par le cyclone Urgence.

Caribbean sound: Radio

Publication durant l’été/l’automne 2025 sur Contemporary & America Latina et Contemporary & Magazine

Ne pas diffuser.

En activant Urgence, chaque haut-parleur diffuse des sons de manière autonome, amenant le public vers un espace sonore saturé d’information. Au sein de cette performance, un objet diffusant du son avait une place centrale: la radio.

Cet article explore la façon dont la radio, élevé au rang d’oeuvre agissante dans la performance Urgence, matérialise la possibilité de fuite vers l’Ailleurs par le son, dans le contexte insulaire caribéen. Il tente enfin d’explorer cette fuite par le son, comme façon de reconnecter les réalités caribéennes.

Une fuite vers l’ailleurs

Les ouragans traversant le bassin caribéen de juin à novembre de chaque année, l’activité sismique et volcanique: les phénomènes naturels potentiellement catastrophiques font partie du quotidien guadeloupéen. Dans ces situations, la radio est un parfait outil permettant de s’informer grâce aux ondes, sur des objets pouvant fonctionner sans électricité, mais avec des batteries. En Guadeloupe, la population est fortement attachée à cet objet. De janvier et juin 2024, son écoute concerne 73% de la population âgée de 13 ans et plus (Médiamétrie, 3 juillet 2024). Cette écoute peut être observée de manière contextuelle, « la majorité des Guadeloupéens se rend sur [leur] lieu de travail en voiture (84 %) et nombre d’entre eux écoutent la radio à cette occasion. » (INSEE). Mais cette consommation s’étend aux foyers, où l’écoute de la radio semble être une façon d’observer comment se tissent d’autres réalités. Une façon de connecter avec des récits provenant des autres îles composant l’archipel.

La radio permet d'entendre les sons qui se diffusent, les mots qui se disent, là où la vision empêche la découverte. L’objet radio en contexte insulaire caribéen abolit la mer comme obstacle. Des rapprochements et proximités avec l’ailleurs qui ont été surveillées, voire interdites. Il est vrai qu’An tan Sorin, le 22 juin 1940, a « un homme [avait été] inquiété pour avoir écouté sa radio trop fort » :

« Le mardi 29 octobre 1940, deux policiers en patrouille dans le centre-ville de Pointe-à Pitre entendent un bruit suspect. Un poste de radio (TSF) diffuse de la musique de danse au 24 de la rue Gosset. L’inspecteur de police dresse aussitôt un procès-verbal. Le « coupable » est employé aux transports maritimes, marié et père de quatre enfants. Son casier judiciaire est vierge. Il a commis le délit d’écouter trop fort de la musique sur radio Haïti. En effet, l’arrêté n° 1541 du 10 octobre 1940, paru dans le Journal officiel de la Guadeloupe du 17 octobre 1940, stipule que « l’audition de tous les postes étrangers sans distinction » est interdite dans les lieux publics ainsi que l’usage des haut-parleurs et que les appareils TSF « doivent être réglés de manière à ce que leur audition ne soit pas perçue de l’extérieur des immeubles où ils fonctionnent ». — “La Guadeloupe « an tan Sorin », un homme inquiété pour avoir écouté sa radio trop fort.”, Archives départementales Guadeloupe.

Reconnecter les réalités caribéennes

Cet après-midi de juillet 2024 à Bouillante, mon voisin écoute du dance-hall jamaïcain, diffusé très fort sur des haut-parleurs et des basses de mauvaise qualité. J’essaye de riposter, mais le rapport de force est déséquilibré: j’allume ridiculement le petit poste radio dans la chambre de mon oncle. Il est couché sur son lit et me remercie. Afin de couvrir le son extérieur, j’augmente le volume assez fort pour que toute la maison puisse en profiter. À la fréquence 88.1, Radio Haute Tension a programmé de la biguine, un style musical originaire de la Martinique.

« La biguine martiniquaise, témoin depuis le 19e siècle d'une évolution signifiante des sociétés qui l'ont créée et qui en dépendent, résulte de la rencontre de peuples étrangers à la terre occupée, tandis qu'elle marque avec force les antagonismes de ces mêmes peuples. » (Béroard, 2015). J’entends la musique depuis ma chambre, et alors qu’elle prend fin, je souhaite en écouter davantage. Je me rends sur YouTube, clique sur la première playlist « Biguine » que la plateforme me propose. J’écoute l’album de Super Combo de Pointe-Noire, originaire de la commune juste à côté de la mienne. Ça me plaît et je partage l’album à S., mon ami franco-comorien sur Paris, qui devrait également apprécier, j’en suis persuadé. À ce moment, je suis tellement fier de lui faire découvrir cette musique, entraînante, complexe, ayant pris naissance si proche de chez-moi.

À propos du groupe, je ne trouve que trop peu d’informations. J’observe la pochette de l’album « Mèt a Mangnòk » (1975), je compte onze hommes, certainement les musiciens. Ces musiciens qui nous défendent de malparler leur fonction: « Pa malpalé lé muzisyen, pa trété-yo dè chyen », car la musique qu’ils partagent envoûterait le public féminin « pou kibiten, pou on mizik? On biten yo ka tann? Mi yo vin fòl, mi yo sédwi» : J’en parlerai plus tard à mes collègues. R. de Pointe-Noire me répondra à coup de bien-sûr! Je connais Super Conbo. Tu me prends pour qui? Je suis de Pointe-Noire! ; quand D. me corrigera, ce n’est pas de la bigin, ça ressemble plutôt à de la kadans, une forme de merengue moderne née à Haïti au début des années 60.

J’aurai passé l’après-midi à écouter les douze pistes de l’album dans ma chambre. Une fois terminé, je me lève et réduis le volume de la radio de mon oncle. Le voisin avait déjà remballé son matériel. Chacun laisse place au concert nocturne antillais, qui ne prendra fin qu’au lever du soleil. 

Vue sur la salle de lecture